mercredi, 18 juillet 2018 14:42

30 Juillet 1868 - Jeudi

Dès le matin on installa dans la chambre tout ce qu’il fallait pour dire la Messe. Le père Chanuet n’avait pu obtenir de Monseigneur de Grenoble la permission que pour une fois la semaine. L’autel était dressé sur la commode en vue du Père qui put suivre la Messe, quelques personnes y assistèrent. Le Père communia. Pendant l’action de grâces il me fit signe de lui donner à boire le vin qui restait dans la burette avec l’eau du sacrifice. Sa figure était radieuse de paix et de calme. Je m’approchai et l’embrassai. C’était la première fois depuis mon arrivée. Après l’action de grâces le père Chanuet vint au pied du lit et le Père lui dit assez distinctement : « Vous êtes bien drôles d’être venus. Pourquoi faire ? » - Eh bien, mon Père, ne le méritez-vous pas. Ah ! bah ! dit le Père ! » - Et le père Chanuet de reprendre : Vous alliez bien voir les autres, vous mon Père ! - Le Père se tut, content de cette raison.

Il parla quelques minutes avec Mlle Thomas, lui demanda des détails minutieux sur les affaires d’une succession qui l’embarrassaient. Ce qui prouve sa grande présence d’esprit.

Vers neuf heures je lui demandai de lui passer autour du corps une ceinture de soie qui avait servi à revêtir sa chère Notre-Dame du Laus. Il voulut bien et me dit : « C’est pour elle (ou à elle) que je l’offre (ou que je souffre) ». La difficulté que le Père avait de s’exprimer m’empêcha de saisir laquelle des deux phrases il prononça, mais leur sens est identique. (Il mourut avec cette ceinture autour du corps. N.-Dame du Laus avait été son premier désir, son premier amour. Elle vint occuper sa dernière pensée. Je l’avais passée moi-même. Après la mort, Melle Thomas la prit et me la donna). Je lui demandai alors s’il ne voulait pas que j’allasse demander sa guérison à Notre-Dame de La Salette. Une neuvaine de messes s’y terminait le lendemain. Il me dit : « Oui, je veux bien. » - J’obtiendrai votre guérison, mon Père. - « Je veux bien. » Au moment de partir vers onze heures il me dit: « Restez demain, samedi et dimanche. » - C’est trop, lui dis-je, je veux vous revoir avant. « Eh bien ! revenez samedi. » Je me mis à genoux. Le Père me bénit. Il me fit sur le front avec sa main une croix. Et je partis croyant bien le revoir plein de santé - hélas !

Pour montrer comment le Père pensait à tout il voulut que je prisse son parapluie. Il ne put venir à bout de dire ce mot. Il me montrait du doigt le fond de sa chambre et me disait : Prenez mon… mon… Et moi qui ne pouvais, par le beau temps qu’il faisait, songer à un parapluie, je désignais tous les objets. Le Père disait : non, avec un petit air aimable et agacé. Il souriait de son impuissance. Mais pour nous quelle souffrance de voir muette cette bouche toujours ouverte pour annoncer Notre Seigneur ! ou pour dire une parole d’affection et de bienveillance.

Je partis. Depuis ce temps jusqu’à sa mort il s’est écoulé 50 heures. Je serais revenu plus tôt de La Salette. Mais j’attendais une personne qui devait y arriver le vendredi soir à 2 heures et me donner des nouvelles du Père. Elle n’arriva pas, je résolus de l’attendre. Au fond du coeur je croyais invinciblement que le Père guérirait vite et bien. Je le croyais et ma confiance me faisait verser d’avance des larmes de reconnaissance. - Hélas ! Notre Seigneur ne l’a pas voulu ! J’ai toujours regardé cette absence comme une punition de mes péchés. Oui, Seigneur, vous jugez toutes choses avec équité. Je vous remercie de la faveur inestimable d’avoir vu mon Père dans ses derniers jours, de l’avoir soigné, d’avoir vu un saint sous le coup de la douleur, laissant une oeuvre à peine établie, sans regrets, sans récriminations, mourant parce que vous jugiez à propos qu’il mourut, ne se croyant pas nécessaire une minute de plus que vous ne vouliez, allant à la mort comme à l’adoration, ne voulant rien dire pour plus tard afin de vous laisser à vous seul maître, seule personnalité dans la Société votre pleine liberté de direction, votre autocratie !

Oh ! quel spectacle. Et peut-être aussi, Seigneur, que vous m’avez éloigné de peur que je ne forçasse par mes instances toujours écoutées dans ces matières-là notre Père à parler. Tout ce que vous avez fait est bien fait, et mieux que tout ce qui aurait pu être.

Les deux lettres ci-jointes donnent des détails sur les deux derniers jours Jeudi et Vendredi. La dernière a été écrite vendredi vers trois ou quatre heures. On y remarquera cette annonce de sa mort faite par le Père à une personne de La Salette. Elle m’a été confirmée en ces termes par la personne elle-même : « Le Père m’a dit : Eh ! bien c’est la fin. » Je ne veux pas juger de l’autorité de cette personne à se faire croire. Ce n’est que plus tard que l’on pourra obtenir là-dessus des données certaines.

 

Ce texte est transcrit d’une copie conservée aux Archives de la Province de France à Paris. La ponctuation a été légèrement retouchée afin d’en faciliter la lecture.
La copie des Archives de Paris porte comme titre, de la main du P. J. Lavigne, « Notes du T.R.P. Tesnière (fr. Albert) sur les derniers jours du Bienheureux P.J.E. »