mercredi, 18 juillet 2018 10:51

27 Juillet 1868 - Lundi

À quatre heures et demie j’étais au pied du lit de notre Père.

Je n’eus pas le courage de l’embrasser, même pas de lui toucher la main. Il était étendu dans un état de prostration effrayante. La tête penchée et à peine soutenue, les bras pendants de chaque côté, les yeux à demi fermés et vitrés. Je n’en distinguais pas le brillant. Et tels je les vis le dimanche après la mort, tels ils étaient ce jour-là.

Je m’assis au pied du lit, tourné vers le Père. Après un quart d’heure ou vingt minutes, le Père se réveille (c’est une manière de dire). Il regarde à droite à gauche, son crucifix, sa chambre. - Ses regards étaient animés et étonnés. - J’assistais à une résurrection. Je ne pense pas mieux comparer cet état qu’à celui d’un homme qui s’endort en wagon et, s’éveillant 100 lieues plus loin, regarde de tous côtés pour savoir où il se trouve.

J’attendais, les yeux du Père tombèrent sur moi. - Il sourit, me prit la main. Je n’osais l’embrasser ! - Et je lui dis : « Mon pauvre Père, vous souffrez beaucoup - signe de dénégation. - Me reconnaissez-vous? » Me mettant alors la main au travers de la tête il en couvrit mon front comme on ferait une caresse et, le pressant, il fit un signe des yeux et de la tête qui voulait dire : « Ah ! si je vous reconnais ! Bien clair ! » il souriait aimablement. - Jamais je ne ressentis une marque d’amitié du Père qui m’ait plus sensiblement touché. Je ne saurais exprimer tout ce que je compris de bon, d’affectueux dans cette caresse paternelle. - Mais toujours pas un mot !

On mit la table. Le Père me dit pendant ce temps : « Vous êtes venu par le train de 11 heures? » - Oui, mon Père. - « C’est bien. »

Au moment de dîner, il bénit notre repas de son lit, et se mit sur son séant au pied du lit. Il ne voulait jamais rester couché pendant nos repas. - Il craignait, ô délicatesse ! que la vue de sa souffrance ne nous empêchât de manger.

Il prit un tout léger bouillon. Le soir j’étais trop fatigué pour veiller et on m’envoya coucher. Nanette me dit le lendemain que la nuit n’avait pas été trop mauvaise.

La médication consistait en rafraîchissements sur le front et les tempes, en quelques évacuants pour empêcher l’échauffement.

Le Docteur ne pouvait définir la maladie. Il y trouvait une méningite, une congestion cérébrale, par-dessus tout une fatigue poussée à ses dernières limites, un corps écrasé sous les efforts d’une âme trop énergique et qui avait donné tout ce qu’il pouvait.

Le Docteur Douillard pensa, lui, que le rhumatisme qui depuis 10 mois tenait le Père et lui avait parcouru tout le corps était enfin monté au cerveau.

Le soir, avant de me coucher, j’envoyai une dépêche à Paris, vraie, mais pas trop alarmante. Elle fut cause du départ du père Chanuet et de Melle Thomas qui n’arrivèrent que le mercredi soir.

 

Ce texte est transcrit d’une copie conservée aux Archives de la Province de France à Paris. La ponctuation a été légèrement retouchée afin d’en faciliter la lecture.
La copie des Archives de Paris porte comme titre, de la main du P. J. Lavigne, « Notes du T.R.P. Tesnière (fr. Albert) sur les derniers jours du Bienheureux P.J.E. »