mercredi, 18 juillet 2018 15:03

Dimanche 2 août 1868

J’eus à peine le temps d’aller à la Messe le matin. Le monde commençait à affluer, on venait de tous côtés vénérer le Père Julien. Clergé, bourgeois, femmes, enfants, toute La Mure est venue. On apportait des chapelets, des médailles, des livres, des images. Je me tenais devant le lit et faisais toucher tous ces objets aux mains du Père. On les recevait dévotement et on les baisait. Tous ceux qui entraient poussaient un cri d’admiration à la vue de la figure si belle, si calme du Père. On venait prier pour un mort, on se trouvait en face d’un saint endormi. Ceux que le Père avait davantage estimés ne pouvaient retenir leurs larmes et j’entendis Mr Delesbrosse dire en sanglotant : « Il m’appelait son ami ! » Le spectacle des vieillards qui avaient connu le Père enfant, qui se rappelaient son innocence, sa piété, était encore plus touchant et leurs souvenirs semblaient augmenter leur émotion. Une très vieille dame, octogénaire, se jeta sur le Père : « il m’embrassait toutes les fois qu’il venait, dit-elle, je veux l’embrasser encore ! »

« Nous avons tous passé par ses mains, me disait le secrétaire de la Mairie. Pendant ses vacances d’abbé, le Père Julien nous instruisait dans les cérémonies, nous réunissait. Personne n’a échappé à son influence. »

Depuis le matin jusqu’à quatre heures je me tins près du lit les deux mains pleines d’objets à faire toucher. La chambre ne désemplissait pas. Il fallait du monde en bas pour veiller à ce que la circulation ne fut point interrompue.

De temps en temps on faisait mettre tout le monde à genoux et réciter un Pater et un Ave. Nous recommandions de gagner souvent pour le Père l’Indulgence de la Portioncule.

Cependant la chaleur était excessive, nous craignions un accident et de temps à autre nous mettions dans les narines et dans les oreilles du Père un peu d’essence de romarin. Ça a été son seul embaumement.

Je ne peux oublier l’attitude de tout ce monde en face du Père. Personne de centriste, ni de silencieux comme devant les morts ordinaires, mais de toutes les bouches, sur tous les visages ce cri : « Oh ! qu’il est beau ! qu’il est vivant. »

Beaucoup d’enfants y furent apportés dans les bras de leur mère. La vue de la mort aurait dû les effrayer. Loin de là, à l’exception de deux qui s’accrochèrent au sein de leur mère en détournant la tête, tous regardaient le Père avec un certain étonnement enfantin et baisaient une croix que je faisais à chaque fois toucher à la bouche ou aux mains du Père.Rien ne m’a paru aussi significatif que cet hommage de l’innocence qui n’a pas encore été maîtresse d’elle-même à l’innocence couronnée d’une auréole de paix et de gloire.

On a évalué à 10.000 personnes les visiteurs qui vinrent rendre leurs devoirs à notre vénéré Père. Outre tous les habitants de La Mure, le dimanche permit aux populations environnantes de venir en foule. Je tiens ce chiffre de personnes bien placées pour faire une évaluation exacte.

Outre ces témoignages de la foule, du nombre, de la piété et des larmes, il y eut pour attester l’estime générale de la piété du Père, le témoignage de la confiance en sa protection. Une personne était percluse. Elle vint pour faire toucher des linges au Père pour les appliquer sur ses membres malades.

Une autre avait au bras une douleur qui l’empêchait de se servir de ce membre. Elle vint nous demander quelque relique, pria avec larmes aux pieds du Père et commença sous ses auspices une neuvaine pour obtenir sa guérison.

Un petit garçon d’une douzaine d’années, aveugle depuis 7 ou 8 ans, vint aussi nous faire la même prière. Je ne sais si Dieu voudra les exaucer : ce témoignage de la foi et de la confiance inspirées par la piété et la sainteté du Père n’en demeure pas moins significatif. Du reste, ce mouvement a été toujours en croissant et le tombeau du Père est visité par des malades qui viennent supplier le Père d’employer pour eux auprès de Dieu la faveur dont ils le croient en possession.

On essaya de photographier le Père vers 10 h. ½. L’épreuve ne donna qu’une ébauche informe.

Cependant vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis la mort du Père. On craignait que l’extrême chaleur n’amenât la décomposition. L’avis du Docteur fut de ne pas s’exposer à cette occurrence douloureuse et la foule immense qui se trouvait en ce moment à La Mure voulait par son assistance empressée rendre un dernier hommage public à celui qu’elle vénérait.

Le père Leroyer arriva à ce moment. Il put prier et voir à découvert le visage de celui qu’il avait aidé dans son oeuvre, et qu’il se plaisait à prendre pour guide dans ses travaux pour la gloire de Notre Seigneur.

On pensa alors à descendre du second le Père dans une salle du rez-de-chaussée, entreprise difficile dans un escalier étroit et tournant. On lia soigneusement la mâchoire. Le corps fut enfermé dans un drap et, aidé de trois hommes vigoureux, nous descendîmes notre cher défunt sur son dernier lit funéraire.

Auparavant Notre Seigneur m’avait accordé une faveur indigne, celle de revêtir le Père des ornements sacerdotaux qu’il a emportés dans la tombe. Ce fut notre part avec Melle Thomas - Nous mîmes au Père une étole violette, le manipule et la chasuble de la même couleur. Les membres étaient encore assez souples.

Seulement que n’avons-nous eu quelque chose de plus convenable à mettre sur les épaules de notre Père ! Mais nous n’étions pas chez nous, nous nous sommes contentés de ce que nous avons pu trouver à la paroisse. Dernier trait de ressemblance avec son Maître Notre Seigneur, le Père mourait hors de sa maison, et des étrangers lui prêtèrent un linceul.

Vers cinq heures, le clergé vint chercher le Père. Huit ou dix curés des environs étaient accourus à La Mure pour entourer d’un dernier hommage celui qui avait été leur ami et leur modèle. Ils demandèrent malgré leur âge à porter le corps. Douce faveur que j’enviais ! Je parvins à faire porter ou soutenir la tête du cercueil par le père Leroyer. (C’était nous la Société) ! sous prétexte que les bons prêtres qui portaient le haut du cercueil étaient écrasés sous la charge.

O Dieu, vous m’avez soutenu ! mais vous savez ce que mon coeur a éprouvé quand le Curé dit : De profundis, avant la levée du corps. Quelle parole ! qu’elle sonne profond et résonne triste ! Vous en bas, ô Père ? Mais non !

J’embrassai encore mon Père. Je ne pouvais m’en lasser. Qu’il était encore beau, porté dans son cercueil découvert. Il conservait la paix des jours où nous le voyions entrer devant le St Sacrement, recueilli et plein de foi. Il allait à sa dernière adoration.

La foule se précipitait sur le cercueil pour dire un dernier adieu au Saint de La Mure, emporter un dernier souvenir de la bonté de sa physionomie.

Une police plus nombreuse nous aurait peut-être obtenu plus d’ordre. Mais cet élan, cet enthousiasme, ce flot de peuple qui demeurait, malgré son nombre, calme et respectueux nous parlait trop éloquemment pour que je m’en plaigne. C’était l’empressement d’enfants nombreux autour de leur Père. Chacun voudrait voir, jeter un dernier baiser. Mais tous savent respecter l’autorité et maîtriser leurs désirs bien légitimes.

Vers six heures, tout était fini. La foule s’agenouillait une dernière fois en passant et se promettait bien de venir souvent prier sur cette tombe vénérée. Ils ont tenu parole.

Pour moi j’avais recouvert le cercueil et veillé à ce que tout se fit bien. Je pus à ce dernier moment faire toucher au visage de mon Père le chapelet d’un curé arrivé tard et envieux de cette faveur.

C’est le dernier devoir que je lui ai rendu ici-bas. Il n’y en avait plus guère d’autres à rendre. J’entendis, et cela retentit douloureusement au fond de mon coeur, tomber sur notre cher mort la terre sainte. Au bout d’une demi-heure il avait entièrement disparu à nos yeux.

La bière était en chêne double, au dedans une autre de zinc. Elle fut soigneusement scellée. J’ai bien regretté qu’on n’y ait pas enfermé le procès-verbal de la déposition et les titres du Père. Dieu arrangera tout ! Puisse-t-il venir bientôt le moment où soulevant les quelques pieds de terre qui nous le cachent nous reverrons notre Père. Et au fond du coeur j’ai l’espoir que son innocence si soigneusement gardée que le Corps de Jésus-Christ si souvent et bien reçu nous le rendront préservé des atteintes de la corruption. Que si Dieu en disposait autrement, ses cendres ne nous seraient pas moins chères et nous attendrions avec une confiance entière le jour où tous nous apparaîtrons en face de Jésus-Christ revêtus de notre chair glorifiée !!

Le Père disait, quand il allait visiter le cimetière de La Mure, ce qu’il faisait à tous ses voyages : « Qui sait si le bon Dieu ne me ramènera pas ici auprès de ma bonne Mère. » Dieu a comblé ses espérances.

Le Père est endormi couché au chevet de l’église. Il regarde ce tabernacle derrière lequel, à peine âgé de 7 ans, il venait passer de longues heures et « écouter, selon son expression, ce que lui disait Jésus. »

C’est Lui, je n’en doute pas, qui a inspiré la pensée de sa modeste tombe.

Le St Sacrement le surmonte. Il était le centre, le pivot, le but de sa vie.

L’étole est étendue aux pieds de l’ostensoir. C’est l’adoration, l’hommage d’un sacerdoce consacré tout entier à Jésus-Hostie.

Un livre ouvert nous rappelle ses enseignements toujours puisés à la source Eucharistique.

Enfin le corps du tombeau est un prie-Dieu. C’est le trône, le char triomphal de l’adorateur parce que cela a été son instrument de combat et l’autel de son immolation.

Parle-nous toujours, modeste et chère tombe, le langage de notre Père et rappelle-nous sans cesse son esprit d’abnégation, son don personnel et absolu à Notre Seigneur, son dévouement au service de Jésus-Hostie.

 

Ce texte est transcrit d’une copie conservée aux Archives de la Province de France à Paris. La ponctuation a été légèrement retouchée afin d’en faciliter la lecture.
La copie des Archives de Paris porte comme titre, de la main du P. J. Lavigne, « Notes du T.R.P. Tesnière (fr. Albert) sur les derniers jours du Bienheureux P.J.E. »